Celui qui vient de mourir il y a 10 minutes

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« Heureusement que c'est pas moi. »

Il n'avait que 31 ans. Il s'appelait Jean-Paul Sartre.

Il est donc mort il y a maintenant 10 minutes. De tous, c'était peut-être le plus invraisemblable candidat au passage à trépas, parce qu'il représentait le mieux sa classe sociale, son environnement quotidien, sa profession.

Son parcours

Bien sûr vous vous en foutez, non sans vous le nier au prix d'une véhémence exubérante d'involontaire trahison. Parce qu'au prix de la vie, tout sentiment, même celui de déculpabilité, devient gratuit, n'est-ce pas ?

Vous vous dites certainement qu'il aurait tout aussi bien pu mourir 5 minutes avant ou après, quelle différence ? Mais replaçons ce raisonnement dans son contexte d'immoralité immature. À vrai dire, ce n'est pas l'instant en termes absolus de sa mort qui vous ouvre à ce dogme d'indifférence. Au fond, vous vous foutez bien de son nom. Qu'il s'appelle Roger, Gérard ou Simon, vous procédez psychologiquement en marquant le contraste avec votre politique comportementale vis-à-vis de "vos" proches. "Vos"... Vos mi-proches... vos mi-loins. Beaucoup de vomis, aussi loins soient-ils réellement, justement (quel hasard !) parce qu'ils sont "vos" choses, ils "méritent" de vous que vous les nommiez. Pour qu'ils soient aimés par vous. Mais lui non seulement n'attendait rien de vous, dans le sens d'une impérieuse exigence, mais il s'est effacé pour que vous, vous, lui enleviez la distinction d'un prénom pour justement mieux le gommer de la toile sèche du monde.

Ses passions......

Que Thérèse l'aime ou l'ait aimé, peu vous importe, puisqu'elle aurait tout aussi bien pu se prénommer Cynthia ou Géraldine. En fait, ce n'est pas tant le personnage qui vous indiffère. Non. Ce sont les relations humaines, les liens les plus élémentaires, comme l'amitié, l'amour, la compassion. Ces liens ont tous en commun d'être des réciprocités, des sentiments bilatéraux forts, liés par la confiance et l'absence de calcul.

Ses amis : exemplaires. Je continue sur les titres, parce que l'autre auteur est sur son trip... Donc ces amis, disais-je, lui avaient toujours témoigné le plus grand respect redevable à sa générosité, ce don de soi pour le bien de la communauté qu'il a érigé en mode de vie. Plus que des amis, ils étaient tous des frères. Peut-être parce qu'il n'a jamais eu le grand frère qu'il avait toujours voulu avoir, il était devenu le grand frère de tous ceux ayant besoin d'un cœur en or pour les soutenir dans la rude épreuve de la vie.

Ainsi pour vous, il est "celui qui". C'est le manteau jeté à la hâte sur un fantôme sentimental. Il est devenu soudainement par vous, le support d'une fonction purement générique. Et cela revêt d'autant plus le caractère de nécessité qu'il faut que la méconnaissance — la méprise, vraiment — soit souillée du drame, comme l'application d'un masque de souffrance sur votre angoisse de voir en vous un monstre d'indifférence, un Meursault bis se jetant sur l'instant de tristesse ultime du vivant.

Les liens forts de l'enfance : Ce sont des liens qu'on ne recherche pas. Ce sont des liens indissolubles qu'on n'oublie pas non plus. Et lui n'avait jamais oublié. Il appelait régulièrement tous ses amis de toutes les écoles qu'il fréquenta (primaire ET secondaire), et il organisait tous les étés de grandes réunions de copains d'enfance. C'est à travers des gens comme lui qu'on s'adonne si ouvertement, sans arrière-pensée, à cette rechute délicieuse dans la nostalgie enveloppante des doux souvenirs.

Recherche de l'instant triste. Vous vous défendez de ce sensationnalisme symptômatique. Alors peut-être direz-vous un jour : "C'est ma mère qui vient de mourir." Car il n'y a que la vérité de l'instant qui puisse vous servir cette fameuse vérité qui blesse, qui ronge la plaie déjà trop béante : celle de sacrer les grands moments de drame, et de faire semblant de regretter de ne pas vous être occupé avant de votre famille et de vos amis dans un investissement de soi quotidien.

Ses premiers émois d'adolescent : Il a eu comme tout le monde ses petits et grands chagrins qui l'ont marqué. Il l'acceptait, avec certes cette petite pointe de fatalisme résigné. Il gardait au fond de son cœur, dans un petit tiroir, les petits mots d'amour qui ne se concrétisent jamais. Parce qu'il était homme d'honneur à travers lequel triomphait l'irrationnel des sentiments sur la logique froide de l'oubli.

Tristesse ultime du vivant. Celui qui vit. Car pour vous le vivant c'est le biologique, l'histologique, le physiologique. Il n'y a point d'homme qui pût jamais rire, déborder de joie — ou même de colère —, pleurer ! Devenir le père d'une adorable petite Cunégonde ! Qui vivait vraiment.

Ses rêves : Avait-il encore à rêver alors qu'il avait une femme merveilleuse qui s'occupait d'une petite fille qu'il aimait plus que tout ? Oui. Il rêvait à un monde meilleur, un monde de paix et de solidarité entre tous les hommes, peu importe leur race, leur culture, leurs handicaps, leur histoire. Un monde où les enfants peuvent rire, chanter et danser en se serrant la main. Un monde où on ne craint pas qu'on nous enlève nos enfants sur le chemin du retour de l'école, où les frontières du mensonge, de l'hypocrisie, de l'intolérance sont repoussées au loin.

Bien sûr, "on ne peut pas s'occuper de tout le monde". Et ça justifie donc que d' "autres" meurent, à une "certaine" place, à une "certaine" heure, le tout à votre place. Parce que "celui qui", c'est "celui que je rejette loin de moi", "celui- même qui meurt à ma place".

À l'extrême limite, vous lui donneriez bien un nom, personne ne lit ce truc comme on donne un nom à nos enfants, mais un nom vide à "un" mort. "Un". Car vous l'appelleriez bien Attila, ou de tout autre prénom stupide, comme ces parents baptisent leur fils "Astérix", parce qu'ils ne voient pas — ou plutôt ne donnent — aucun avenir à un être humain. Mais non, vous, vous ne concédez aucune perspective d'avenir à ceux qui vous indiffèrent.

S'épanouir avec sa famille, sa femme, ses enfants : Il avait un plaisir très simple, mais qui valait tous les plaisirs du monde. Rentrer du travail et être accueilli par sa petite famille dès le seuil de sa porte. Embrasser sa femme. Soulever sa fille à bout de bras et lui faire un immense câlin. Dire "AAHH mais que sens-je ? J'en ai déjà l'eau à la bouche !" en parlant des douces effluves de bœuf saignant qu'il adorait et que sa femme lui savait lui mitonner avec amour. Ce sont ces petites choses qui font les grands bonheurs, qui donnent un sens à la vie ainsi que sa magie. Si la naissance est une étincelle, la vie est une lente et exquise combustion dans l'âtre du bonheur.

Vous savez ce qui m'a à la fois troublé et touché ? C'est l'image de la sonnerie de son portable sollicité juste après sa mort. Un appel de son petit bout de femme qui ne se doutait de rien. L'imperméabilité du silence, ça m'a pénétré dans mon âme. Ça m'a fait pleurer. Comme un homme, vrai et véritable dans sa foi en l'Humanité.

Et quelque part, j'ose croire qu'il y a un Dieu là-haut qui nous regarde non sans indifférence, qui regarde vous qui me lisez, et moi. Et lui aussi, dans son immense Bonté, doit pleurer pour laver votre insensibilité, l'élever dans les sphères de la plus haute et pure chasteté afin de vous accueillir, purgé et pardonné, en ses vertes pâtures éternelles.

Respecter son prochain : Pour lui, rien n'était plus grand que de répondre aux attentes de son prochain. La plus petite des actions n'était jamais perdue. Au contraire, elle s'additionnait à tous les petits gestes de tout le monde, et à la fin, ça fait la différence. Un petit sourire par là, ça n'a jamais fait de mal. Une petite aumône même quand on a presque plus rien sur soi, c'est peu pour soi peut-être, mais immense pour celui qui la reçoit. Il comprenait tout cela, tout en n'exigeant rien en retour, parce que donner c'est un plaisir en soi, et qu'il mettait toujours les idéaux avant sa petite personne.

Mais au fait, j'ose demander : qui êtes-vous ? Comment vous appelez-vous ? Et puis-je savoir qui est celui-là même qui vient de me faire le déshonneur de m'apparaître ?

Bon t'arrêtes de faire chier nos lecteurs ???

Et ta gueule toi !!! Si t'étais à ma place, tu ferais la même chose !!!

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