Canapé

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C'est très dur de se renier.

Moi par exemple, j'ai toujours mon bézède d'étudiant, avec le même matelas qui sent encore aujourd'hui le lendemain de cuite d'hier, le vomi oui, et j'ai toujours les mêmes quatre lattes qui manquent au même endroit. Enfin, je ne les ai toujours pas. Je ne les aurai jamais.

C'est ce qui est compliqué, l'habitude : le jour où le canapé que tu as depuis toujours se casse la gueule, que ce n'est plus possible pour lui de continuer car il a atteint ses limites, tu ne sais plus où t'asseoir, et tu dois en acheter un autre rapidement.

C'est ça, grandir.

Mon premier canapé d'adulte

La plupart de mes amis n'ont pas compris pourquoi je voulais me débarrasser de l'ancien canapé. D'ailleurs, Pierre dormait par terre chez lui par manque de mobilier, et Nicolas sur un banc devant l'immeuble qui abrite mon luxueux studio. Les deux enviaient beaucoup le train de vie cossu que je menais dans le 19m² que ma mère m'avait aidé à redécorer avec les décorations de noël. Et je n'avais pas d'autres amis. Alors pour mes amis, j'avais déjà le canapé définitif, l'ultime, celui dans lequel tu tu peux enfin t'effondrer de fatigue pour la dernière fois. Pour eux, j'avais réglé le problème du canapé, comme ce mec qui est un blaireau, dans le film Fight Club.

Mais moi, je n'étais pas un blaireau, et je n'avais pas du tout réglé le problème du canapé : j'avais bien tenté de le différer, mais maintenant il me rattrapait à toute vitesse. Du coup, j'ai donné l'ancien à Pierre, qui régla définitivement son problème du canapé à lui, et je suis allé en acheter un chez le marchand.

Chez le marchand de canapé

J'ai vu tout de suite que c'était un marchand de tapis (c'était le rayon d'à côté, et comme je mesure 1m73 et que je suis un peu grand, je pouvais le voir poindre sa tête de gondole par-dessus l'épaule de son joli costume). Alors il a bien essayé de me vendre d'autres chose : comme un repose-pied, mais je lui ai répondu que je ne reposais jamais mes pieds ; ou une poire, mais je n'ai pas vu le rapport. Au final il s'est rabattu sur un canapé très banal, petit et marron, mais fait en fibre de quelque chose de recyclé, avec la garantie que ça arrangerait plutôt bien les problèmes de l'environnement si je l'achetais.

Du coup je n'ai pas eu assez d'arguments pour contredire le vendeur. C'était tout simplement une bonne affaire, alors je l'ai remercié chaleureusement et je lui ai acheté.

En rentrant à mon appartement

Comme la CGT faisait la grève, et que là où je vis il y a beaucoup de CGT, les transports étaient en grève eux aussi. Alors je suis rentré à pied, avec un diable pour transporter mon canapé en pelures biodégradables. Il sentait une odeur bizarre. Je pense que c'est ce qui a attiré l'attention de ces jeunes qui devisaient devant un immeuble, à deux pas du mien.


« Putain chouf l'autre fdp avec son canapé en nubuck ta mère, JulienSan, comme il a l'air trop d'un teubé de ouf ! »

« Bonjour, je suis désolé c'est vrai qu'il sent un peu fort. Je vais vite partir je reprends juste mon souffle. Il faut dire que je pousse mon canapé comme un beau diable, avec mon beau diable héhé, depuis au moins deux kilomètres. »

« Ferme ta gueule toi, qu'est-ce qui t'arrive, j'te parle moi ? Bouge ton gros cul de babtou fragile sale blanc de mes couilles ! »
« Oh hé Anto-wan, laisse tombé gros, tu vois pas que c'est une sous-merde de fils de riche diouallah »

Ils savaient pour mon luxueux studio. Je devais détourner leur attention.

« J'ai entendu que vous aviez confondu la matière avec du nubuck. Je crains que vous ne fassiez fausse route, parce qu'il se trouve que c'est de la pelure de croûte de cuire retournée entièrement respectueuse des anim… »

Je n'ai pas eu le temps de finir mon explication qu'ils ont appelé d'autres amis et se sont rués sur moi pour me le dérober.


Ils m'ont frappé à terre pendant cinq bonnes minutes, ce que j'ai trouvé exagéré.

Heureusement, j'entrevoyais des gens derrière un pilier sous la barre d'immeuble, et j'ai pu leur demander d'intervenir.

« Putain mais ferme ta gueule fils de pute! »

Quand j'ai arrêté de parlé, ils ont arrêté de frapper et son parti. Dans leur hâte, ils avaient oublié leur butin : mon canapé était bien sagement posé à mes côtés, avec quelques dents à moi.

Les gens, qui n'étaient finalement pas intervenus, étaient un autre couple de jeunes qui habitaient au-dessus de mon appartement. Ils nous invitèrent à faire une halte et à nous abriter, moi et mon canapé, dans leur appartement, avant de regagner le mien. Comme ils venaient en quelque sorte de me sauver, je n'ai pas pu refuser.

Confronté à un canapé intolérant

« Ce canapé est bien man, on est bien dessus : il partage tes valeurs, nos valeurs, c'est pas comme ces mecs pourris par la société qui t'ont agressé ! »

« C'est vrai. Ils n'ont même pas pris le canapé finalement. Leur motivation m'échappe totalement… »

« C'est des connards, mon pote, c'est pas des gens comme nous, tu peux pas discuter avec ces gens-là. Ils pensent qu'on est dans un monde de requin, alors qu'on est tous frères, man. On est pas religieux, mais on croit en le Grand Tout, qui nous rend tous reliés, femmes et mans, tous ensemble mon frère. On est tous responsables. Eux ils pensent qu'à consommer, qu'au buzz enfin tout ça quoi...tu veux tirer sur mon buzz, man ? »

Ils étaient si beaux. Et finalement maintenant que je les voyais assis dessus, je me disais qu'il leur allait mieux qu'à moi. Mais j'avais quand même une question à leur poser :

« Je n'ai pas compris l'histoire du lien et le truc que tu as dit après, Jean-Eudes : on est tous liés et responsables mais moi je voulais bien être lié avec vous tout à l'heure, c'est vous qui n'avez pas voulu. Vous étiez derrière le pilier. »

« Hein ? Non, tu débloques man. »

« Mais si, vous avez même fait demi tour quand vous avez vu qu'ils me tapaient avec leurs chaussures dans le visage. Et puis après vous avez sorti la tête pour prendre une photo. »

« Man, ce qui compte, c'est être responsable parce qu'on est tous liés. »

« Oui mais les jeunes je voulais bien être lié aussi avec eux, et puis je ne vois pas comment aucun ils auraient pu être responsable en s'en prenant à un pauvre gars avec son canapé. »

« Man, on est tous liés, on est l'humanité, la seule dans l'Univers. Mais on est pas comme eux man, eux ils sont pas liés. On a tous des défauts, mais tu vois moi par exemple je consomme et vis en communion avec la nature, je suis lié, je suis pas supérieur à eux, mais c'est mieux d'avoir le rythme de vie que j'ai, et de penser comme je pense. Je crois en l'être humain, moi, man. Pas eux. C'est des enculés eux. Je crois pas en eux. Tu comprends ? »

« Non, j'avoue que je n'arrive pas à comprendre s'ils sont liés ou pas. »

« Man, ce qui compte, c'est être responsable parce qu'on est tous liés. »
« Man, ce qui compte, c'est être responsable parce qu'on est tous liés. »
« Man, ce qui compte, c'est être responsable parce qu'on est tous liés. »

J'ai tout de suite compris en voyant Gwenaëlle se jeter sur lui que Jean-Eudes avait fait un malaise. Je l'ai donc aidée à l'allonger sur le canapé et les ai quittés.

En descendant les trois étages pour regagner mon luxueux studio, je me suis dit qu'ils m'avaient quand même beaucoup appris. Puis j'ai regardé la télévision assis sur une chaise avant d'aller dormir. Demain allait être un grand jour.


Mon deuxième canapé d'adulte

J'ai dit au marchand que je ne voulais rien de biodégradable, d'économique ou d'humaniste dans mon nouveau canapé. J'ai vu son regard s'illuminer, comme s'il savait ce qui allait me plaire instantanément. Il m'a fait signe de le suivre. Je lui ai demandé si je devais fermer les yeux, il m'a répondu que non.


« Allongez-vous donc dans celui-ci, cher monsieur, vous verrez comme vous vous sentirez à l'aise. »

Je ne pouvais pas le nier : allongé dans ce canapé, je me disais que la société m'avait compris. Chacun de mes muscles, des mes os était en contact avec une sorte de délicatesse industrielle...et ce type qui continuait de me flatter pour que je l'achète...j'ai goûté ce moment avec délectation. Puis je lui ai dit que ce n'était pas dans mes moyens, un tel confort, mais que je voulais bien aller manger au restaurant avec lui un de ces jours.


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